15/03/2012

Jarre à nous deux la Chine

- Le voyage en Chine, ça ne finissait pas par devenir un remake de « L ‘Arlésienne » ? -
Beaucoup de gens en parlaient, mais je me devais de ne prendre aucun engagement avec les Chinois tant que rien n’était définitif. L ‘idée est née juste après le concert de la Concorde. Certains pays désiraient que je monte un show similaire chez eux ; à Wembley avec Supertramp, « Emotional Rescue » avec les Rolling Stones. . . mais le projet chinois me trottait déjà dans la tète. La Chine c’était la lune, le rêve fou. J’ai fait un premier voyage là-bas. A Shanghai et Pékin, j’ai donné des conférences sur la musique électronique. L’enthousiasme était tel que j’ai dû leur laisser tous les synthés que j’avais emportés. En même temps, j’ai pris contact avec les services culturels, les responsables de la radio et des musiciens, en leur soumettant mon projet. D’emblée, ils ont été d’accord – ils connaissaient mes disques et avaient entendu parler du triomphe populaire de la Concorde. J’y suis retourné deux fois, pour mettre les détails au point; depuis un an, ils passent mes disques à la radio au milieu de 98 % de musique traditionnelle et 2 % de musique classique (sic). On est tombé d’accord pour deux concerts en salle à Pékin et deux autres, en extérieur, à Shanghai, les 23, 24, 29 et 31 octobre.
- Qu ‘emmènes-tu comme matériel ?
- J’utiliserai le Fairlight, qui est une machine exceptionnelle, un O.B.X.A., un A.K.S. et I’ Arp 2600. Je n’emmènerai sûrement par le P .P G parce que je ne le maîtrise pas encore totalement. Mais avec les autres musiciens, il y aura cinq batteries Simmons, des orgues – Eminent et Elka -, le polysequenceur M.D.B., le modulaire 8-voies R.S.F ., et plein d’effets.
- Quelle sera la part de musique préenregistrée ?
- Nulle, les seuls éléments enregistrés sont les effets quadriphoniques. Même les séquences seront réalisées en direct.
- Le spectacle sera-t-il totalement original ?
- Oui. Au départ, j’ai vu ça comme une mise en scène cinématographique. Aujourd’hui, dans les concerts de rock – même les plus délirants – une fois lancées la belle bleue et la belle rouge, ca demeure statique. Pour la Chine, tout a été pense dynamique. Par exemple, on avait eu 1 ‘idée de faire coller , sur un immense panneau, des affiches en idéogrammes expliquant les composants du show pendant son déroulement. Pour des raisons techniques, on a abandonné le panneau en le remplaçant par des centaines de paravents chinois. décors, lumières, lasers, tout aura une référence chinoise, comme ce mur d’informations. Pour ce travail, j’ai la chance d’avoir à mes côtés Mark Fisher – concepteur de « the Wall » des Pink Floyds, réalisateur des effets spéciaux de Zardoz qui sait traiter un concert comme un spectacle, avec une forte mise en scène, et ceci en parfaite collaboration avec les Chinois. Nous ne partons d’ailleurs qu’a vingt-cinq personnes, beaucoup de réalisations se feront là-bas. Autre point totalement nouveau : je jouerai une pièce avec un orchestre de vingt instrumentistes traditionnels. J’ai travaillé avec eux au cours de mes voyages ; depuis j’ai écrit une partition un peu particulière – ils ne lisent pas notre solfège – et on se met en place… en échangeant des cassettes !
- Quels enseignements as-tu retire du concert de la Concorde ?
- ils sont multiples. Le premier c’est qu’il faut que je m’occupe beaucoup moins d’organisation et beaucoup plus de musique. Le 14 juillet, je n’avais pas prévu d’utiliser des bandes préenregistrées ; j’y ai été amené parce qu’autrement il n’y aurait pas eu de concert du tout. Ensuite, ne pas tout faire tout seul. Quant au visuel, la Concorde ç’a été dramatique : seul derrière un mur de synthé, j’offrai peu d’intérêt. Les effets lumineux et les lasers ne suffisent pas à rendre un spectacle dynamique. Donc, pour la Chine, avant toute chose, on a pensé à une colonne vertébrale visuelle pour une perpétuelle animation. De plus, la Chine et la Concorde auront peu de points communs. Fischer dit que là-bas on jouera les illusionnistes : rien dans les mains, rien dans les poches, tout dans le chapeau! En fait, la leçon principale que j’ai retirée de la Concorde c’est qu’il faut être adapté a chaque spectacle. Je suis opposé au concert répété pendant six mois pour tourner un an : le lieu doit personnaliser le concert. Enfin, la Concorde, c’était du bricolage a la française. Ca peut donner de bons résultats mais qu’est-ce que ça rend nerveux ! Le bricolage, il se ressent toujours quelque part. Quelques exemples : un animateur de radio avait annoncé le show pour le 13 juillet au lieu du 14 : il a fallu installer le podium et la sono en jouant des coudes avec deux cent mille personnes ! En installant les H.P ., on s’est aperçu que le type chargé de les brancher était absent. Quand il est arrivé, il n’avait pas les autorisations pour le faire ! Maintenant, je peux l’avouer, le son a été branché à 19 h 30 au milieu d’un demi-million de personnes : pas étonnant qu’on n’ait pas fait de répétition ! La réussite de la Concorde, c’est un miracle. Préparé comme la Chine, ça aurait été cinq fois plus grandiose. Attention, loin de moi l’idée de critiquer les techniciens français, au contraire. lIs se débattent dans la mélasse ; ça les épuise et ça les crève. Pour la Chine, tout est préparé et répété sur maquette.
- AIler en Chine, ça ne risque pas d’être compris comme un acte politique, par certains ?
- « Qu’est-ce que tu vas faire chez les communistes ?  » Certains me le demandent. Le communisme chinois, beaucoup en parlent et peu connaissent! Et depuis la chute de la bande des quatre, les données sont différentes. Au contraire, un artiste doit se demander s’il peut aller jouer en U.R.S.S. tant qu’il y a des chars en Afghanistan, au Chili, etc.
- Irais-tu en U.R.S.S. ?
- Non.
- Et au Chili ?
- Non. Enfin, pour le Chili, je serais plus indécis, alors que je suis catégorique pour l’U.R.S.S. Je n’ai rien contre le peuple russe, mais c’est un pays triste, traversé par des foules anonymes et grises. L ‘image d’Epinal de l’U.R.S.S. ou de I’ Allemagne de l’Est, c’est pire quand tu y es ! Inversement en Chine, les foules sont vivantes et, malgré leurs vêtements uniformes, ce sont autant d’individus différents. Les contacts avec les Chinois sont lents mais authentiques. Au cours de mes trois voyages, je suis devenu très ami avec des musiciens, des peintres, des officiels ; une amitié que je sais profonde, pas diplomatique. C’est peut-être pour ça que je suis plus partagé vis-à-vis du Chili ; les gens n’y sont pas imprégnés par la dictature et n’ont pas grand chose à voir avec les régimes qui s’y succèdent.
Après la Chine, que reste-t-il : la lune, la forêt amazonienne ?
- On vient de me proposer un concert aux Pyramides! ça me tente. Des tas de lieux peuvent se prêter aux spectacles. Avec la télévision, les disques, le cinéma, si le public sort de chez lui, c’est pour assister à quelque chose de différent. Un projet me tient a coeur : donner un concert gratuit au Palais des Sports. Je pense que le disque, la télé, la vidéo qui en seraient tirés suffiraient à rentabiliser l’investissement. Quand on vend beaucoup de disques, il semble mesquin de jouer dans des petites salles avec un prix des places exorbitant. Mais pour ce genre de projet il faut vendre beaucoup de disques, partout dans le monde.
- Des journalistes spécialisés ont émis l’idée que le concert chinois allait soigner encore un peu plus le côté spectaculaire de ta carrière.
- Je n’ai jamais pensé en terme de carrière. En enregistrant mon premier disque, « Oxygène », je ne me suis pas dit, « avec ça je vais devenir millionnaire » ! II faut être branque pour penser ça. En outre, la plupart des maisons de disques ont refusé « Oxygène ». Pas de créneau : pas de passage radio, parce que les plages sont trop longues, pas de paroles, etc. Le voyage, je le fais parce que c’est passionnant. Mick Jagger en avait envie depuis dix ans ; s’il avait été le premier, on n’aurait pas tenu ces propos sur lui. II faut reconnaître que les stones n’ont pas un profil qui correspond à la pensée chinoise : au contraire, à. leurs yeux, ils apparaissent plutôt comme la forme ultime de décadence. Si ça se passe mal, j’en serai désolé pour les Chinois, pour l’équipe, et pour moi, mais pas pour ma « carrière ».
- Alors que ce concert est un phénomène exceptionnel, voire historique, les médias en parlent peu, pourquoi ?
- Nul n’est prophète en son pays et dans mon pays le succès est suspect : surtout si tu vends beaucoup de disques. A priori, si tu vends, tu fais de la  » merde. » Si Rod Stewart ou Mick Jagger allaient en Chine, ils y gagneraient huit pages dans Best. Moi non, ils en parleront peut-être dans cinq ans. Je crois qu’en France beaucoup de journalistes ont un peu de retard. Ici tout le monde parle de McCartney comme un ponte du rock: en Angleterre, c’est leur Julio Iglesias. Si je voulais faire une opération de marketing avec les médias sur les concerts, ils me demanderaient de sortir les baguettes et de me brider les yeux. Depuis un an, je refuse de faire Paris-Match avec Charlotte, Parce que l’on n’a pas envie de poser avec un petit tablier et de faire cuire un oeuf. On a entamé un ou deux procès a quelques magazines. Maintenant on est un peu plus tranquille, ils vont chez Denise Fabre.
- Tu ne noircis pas le tableau ?
- Pas du tout. Je suis dans un créneau -musical incompris. Un exemple : les Carpentier m’ont proposé de faire un « Numéro Un » à la télévision. Pour faire« synthétique », je devais me coiffer d’un entonnoir luminescent, m’accrocher en l’air avec un tendeur et porter la cape de Superman. Les Carpentier, ils en sont là. A mourir de rire ! Alors quand je passe à la télé, c’est sur le plateau des actualités télévisées.
- Pourquoi es-tu mal aimé en France ?
- Bonne question, mais je n’ai pas de réponse. On doit se dire: « il vend des millions de disques, pas besoin de parler de lui ». Best, en dehors d’insultes au passage, ne m’a jamais consacré un article; même négatif. Alors que j’ai eu deux pages dans Rolling Stone. Je pense que c’est lié à la réussite. On ne peut même pas me reprocher d’être un affairiste ! Autrement, à la sortie d’un album, je prendrais dix fois plus d’argent en faisant des tournées ; je ne le fais pas pour les raisons que j’ai expliquées tout à l’heure. Dans le fond j’ai de la chance, je représente une des plus grosses ventes de disques sans être devenu une institution, au contraire, j’ai l’impression d’être un peu subversif. Je préfère être traité de « Sheila du synthétiseur » par Libération que – d’hériter de leurs louanges. Parce que, depuis cinq mois, une page élogieuse dans « Libé », c’est I’antichambre de la Légion d’Honneur. Sans vous lancer de fleurs, Claviers et Guitare Magazine sont les deux rares périodiques à parler de toutes les musiques avec objectivité.
- Merci. Quels sont tes rapports avec le public ?
- Mon courrier recouvre toutes les classes d’âge : des gosses de six ans, des adolescents branchés sur le rock, des cadres fans du Pink Floyd, et des lens très âges. Un jour, un couple de Rouennais est venu jusque chez moi pour me dire simplement que mes disques leur avaient ouvert un nouvel horizon musical, alors qu’avant ils n’écoutaient que du classique. ça m’a fait un très grand plaisir. En fait, je reçois beaucoup de courrier d’ Angleterre, d’ Allemagne, des Etats-Unis. J’ai des rapports très privilégiés avec les Anglais.
« DEPUIS SEPT ANS, TOUT LE BUDGET DE LA MUSIQUE EST UTILISE PAR L’IRCAM POUR PISSER DANS UN VIOLON. »
- On te demande des conseils ?
- Sans arrêt, je m’efforce d’y répondre mais c’est difficile. Tiens, une fois, des gosses viennent à la maison et me demandent s’ils peuvent visiter le studio. J’étais ravi de leur dire oui. La semaine suivante, ils ont débarqué à quarante, toute la classe ! goûter dansant, je ne peux pas le faire tous les jours ! Qu’est-ce que je peux répondre à quelqu’un qui écrit de Carpentras pour savoir où il sera conseillé sur le choix d’un synthé, le magasin d’instruments de sa ville étant fermé ? La France est le seul pays économiquement avancé où rien n’a été fait à un niveau gouvernemental, ni pour le synthé, ni pour les autres instruments électriques. Aujourd’hui en France, le seul endroit où l’on puisse apprendre le synthé c’est chez Music Land. C’est peu !
- Participerais-tu a une restructuration de l’enseignement ?
- Oui, si ce n’est pas bidon. Lang va peut-être venir en Chine. Je lui demanderai pourquoi il n’y a pas de synthétiseurs dans les conservatoires. La musique en France a été assassinée parl’IRCAM et le disco. Le disco, parce que dans les bals tous les musiciens amateurs ont été remplaces par une sono et un disc-jockey ; l’IRCAM, parce que depuis sept ans une bonne part du budget pour la musique est remise à Pierre Boulez afin que, dans une salle de trente personnes, on puisse déchirer des bottins devant un micro ou pisser dans un violon. Un peu ça va, mais la musique, elle est ailleurs. II est quand même hallucinant de constater que 99 % de la musique que l’on entend n ‘ est pas enseignée dans les conservatoires. La crise de la musique, du disque, de l’édition, elle est là. Si les conservatoires enseignaient aussi le synthé et la guitare. électrique, ils ne feraient qu’accorder enseignement et réalité. Ce n’est quand même pas trop demander! Les choses s’arrangeront quand, rue de Madrid, on enseignera la Strato et le Polymoog.

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