02/03/2013

Les paradoxes de Jean Michel Jarre

Publié le 25/03/2010


Certains voient en lui le plus grand musicien d'ascenseur du XXe siècle, quand d'autres crient volontiers au génie... à commencer par l'intéressé lui-même.


Jean Michel Jarre (ça s'écrit bien sans trait d'union, l'homme y tient!) a accordé au Journal du Dimanche du 14 mars une longue et intéressante interview. Le plus intéressant reste encore à lire sous l'article, dans le champ des commentaires. Un internaute lance: «Un mec quand même assez fascinant même si sa musique m'indispose.» Le second lui répond: «Moi, c'est l'inverse: je trouve sa musique fascinante, mais c'est le mec qui m'indispose...» Toute la complexité de Jean Michel Jarre est ainsi résumée.

C'est peut-être le musicien français le plus connu à l'étranger, et l'un des rares à avoir franchi le cap des 50 millions d'albums vendus. Capable du meilleur comme du pire (on lui doit les paroles des Mots Bleus de Christophe, mais aussi la musique de J'te flashe, J'te Love de Pierre Palmade), c'est finalement un des artistes français dont l'image est la plus brouillée. Peut-être parce que, paradoxalement, il n'a jamais cherché à la travailler.

A la faveur d'une nostalgie assez récente pour le vintage électronique sous toutes ses formes (instruments électroniques analogiques, premiers jeux vidéos, etc.), la poésie naïve et désormais rétro futuriste des nappes de synthé des années 1970 connaît une nouvelle jeunesse. Et si l'heure de la réhabilitation avait enfin sonné pour celui qu'on aura pris pendant quarante ans pour le Richard Clayderman du synthétiseur? Jean Michel Jarre - qui joue à Bercy le 25 mars, presque un concert entre potes pour l'homme qui a réuni plus de 3 millions de spectateurs à Moscou en 1997 - redevient citable, interviewable et même analysable... Et il y a des signes de retour en grâce qui ne trompent pas. Interview fleuve du magazine Technikart en décembre; couverture et re-interview hommage dans Trax, «le magazine des musiques électroniques» (numéro de mars 2010); citation comme référence et influence par les musiciens de la scène électronique française les plus en vue du moment (Turzi, Sébastien Tellier, Koudlam) ou par des DJs stars (Vitalic, Joachim Garraud).

Jarre est un personnage plus complexe qu'il n'y paraît. Amusons-nous à instruire à charge et à décharge, à la manière d'un album de Jean Michel Jarre: Paradoxes I à V.

Paradoxe I

Il fait de la musique d'ascenseur, de l'électro-soupe. Oui, mais ça personne ne le conteste. C'est le premier à assumer son côté variétoche. En jouant ses trois notes de mélodie sur ses claviers et ses synthétiseurs, il montre au public que la musique électronique se construit par couches superposées qui, prises individuellement, ne constituent pas vraiment des prouesses techniques. Tout le contraire des DJs qui bluffent leur public en s'installant derrière un rack obscur de sampleurs ou de boîtes à rythme (même s'il en est lui-même un fervent utilisateur...). Et puis la harpe laser à faisceaux verts, c'est quand même plus rigolo que le MacBook sur scène. Quoiqu'on pense de ses compositions, Jarre restera célèbre pour ses records (de concerts, de ventes d'album) mais aussi pour son intuition: avoir compris que la musique électronique était une chose un peu abstraite, désincarnée aux yeux du grand public. Ses shows ont ainsi permis de placer des images sur cette musique du futur, de l'ancrer dans un paysage visuel mais aussi symbolique (du quartier moderne de La Défense aux vingt-cinq ans de la Nasa à Houston en passant par les Pyramides, les lieux de ses mégas concerts ont rarement été choisis au hasard).

Paradoxe II

Elève de Pierre Schaeffer, l'inventeur de la musique concrète, Jean Michel Jarre a une formation musicale plus que respectable. Il a travaillé pour le GRM (Groupe de Rcherches Musicales) où furent inventés et testés avec plusieurs décennies d'avance les outils de base des DJs et producteurs électro actuels. Jarre a très tôt l'ambition de créer des ponts entre la musique savante et le mainstream.
Bricoleur et technophile, il innove souvent, sortant un album en son 5.1 (album Aero, en 2004) ou convoquant carrément les astronautes de la station MIR au milieu de son concert moscovite... Il est présent sur Internet dès 1998 (bien avant Radiohead, qu'il allume au passage dans l'interview du JDD), a été l'un des premiers à faire un disque à la fois audio et CD-Rom... Pas étonnant qu'il s'empare aujourd'hui du matériel de James Cameron pour filmer ses concerts en vue d'une sortie en salle... et en 3D.
Oui, mais si tout cela est fort impressionnant, il a du sécher les cours de musique concrète à un moment donné: avoir planché sur les techniques et les concepts les plus pointus de l'époque ne signifie pas qu'on les a digérés dans sa création. Jean Michel Jarre connaît sa musicologie sur le bout des doigts et se révèle toujours cultivé et pertinent dans les analyses qu'il donne à la presse de sa musique. Mais c'est parfois difficile de connecter ce discours intelligent et érudit avec des soupes comme Zoolook ou Téo & Téa (objection de la défense: il s'est excusé pour cet album dance).

Paradoxe III

C'est tout de même ce qu'on lui reproche le plus: Jean Michel Jarre se la jouerait grave... L'interview de Trax est truffée d'autocongratulations un peu agaçantes. Il aurait influencé successivement le disco, la house, une bonne partie de la «french touch», les mégas concerts, enfin en un mot, tout.
Extraits: «Giorgio Moroder a demandé une copie d'Oxygène et s'est barré. Deux mois plus tard on a entendu I Feel love de Donna Summer, produit par Moroder», ou plus loin: «Jeff Mills est venu me voir dans mon studio, m'a demandé des conseils (...), Ensuite, il est passé au Centre Pompidou». Et il nous apprend enfin que les projecteurs développés pour ses concerts servent aujourd'hui partout dans le monde. Oui, mais c'est le même Jarre, que tous ceux qui l'ont approché décrivent comme un mec sympa, qui affirme dans le JDD: «C'était presque par pudeur que je me suis lancé dans ces mégas concerts.» On aurait tout faux, donc...

Paradoxe IV

Et puis son côté gosse du 16e propret agace! Oui, mais même dans son allure il aura joué les précurseurs, le style bling-bling étant devenu la marque de fabrique du DJ français qui cartonne à l'étranger. Et si la coupe de cheveux du maître laisse tout le monde sceptique, un tel handicap n'a en rien empêché David Guetta de cartonner aux Grammy Awards... (pour une preuve de l'influence de Jean Michel Jarre sur les codes capillaires des DJs, voir ici)

Paradoxe V

Il donne volontiers dans le climato-scepticisme, affirmant dans Le Journal du Dimanche se sentir proche des thèses de Claude Allègre. Pas très surprenant de la part d'un des seuls artistes techno-utopistes de la scène française. Fustigeant les musiciens éco tartuffes et leur obsession récente du bilan carbone de concert, il se targue d'avoir parlé d'écologie 30 ans avant que Yann Arthus-Bertrand ne trie ses poubelles (Technikart)! Oui, mais il peut se le permettre: l'album Oxygène (1976), dont le titre est suffisamment explicite, est illustré par une image angoissante (la Terre se déchire et dévoile une tête de mort) qui témoigne de la sensibilité précoce de JMJ aux malheurs de la planète. En 1990, il en remettait une couche en intitulant son album En attendant Cousteau. Et si son bilan carbone doit être, après trente ans de mégas concerts, complètement désastreux, pensons aussi aux emplois qu'il a créés sur place! Car un concert de Jarre, c'est un village qui trouve du boulot pour un mois. Et en période de crise mondiale, ça compte, non?

Jean-Laurent Cassely
Photo: Jean Michel Jarre pendant sa tournée «Oxygène» à Riga, en 2008, REUTERS/Ints Kalnins

Source: slate.fr

No comments:

Post a Comment